15.7 C
Seoul
2024년4월24일 수요일 16:14:15
Home아카이브포럼・외국Qu’est-ce que « l’émergence » ?

Qu’est-ce que « l’émergence » ?

Qu’est-ce que « l’émergence » ?
Ce terme fait l’objet d’utilisations par les uns et les autres dans des contextes différents à l’extrême et le plus souvent sans que la précaution d’en préciser le sens ait été prise. Je préciserai donc ici le sens que je donnerai à l’ensemble des transformations économiques, sociales, politiques et culturelles qui permet de parler « d’émergence » d’un Etat, d’une nation et d’un peuple qui a été placé dans une situation périphérique (au sens que j’ai moi-même donné à cette qualification) au sein du système capitaliste mondial.

L’émergence ne se mesure ni par un taux de croissance du PIB (ou des exportations) élevé sur une période longue (plus d’une décennie), ni par le fait que la société concernée ait atteint un niveau élevé de son PIB per capita, comme le fait la Banque Mondiale, l’ensemble des institutions de la « coopération » des puissances occidentales et les économistes conventionnels.

L’émergence implique bien davantage : une croissance soutenue de la production industrielle dans le pays concerné et une montée en puissance dans la capacité de ces industries d’être compétitives à l’échelle mondiale. Encore faut-il préciser de quelles industries il s’agit et ce qu’on entend par compétitivité.

Il faut exclure de l’examen les industries extractives (mines et combustibles) qui peuvent à elles seules, dans des pays bien dotés par la nature de ce point de vue, produire une croissance accélérée sans entraîner dans son sillage l’ensemble des activités productives dans le pays concerné. L’exemple extrême de ces situations « non-émergentes » est celui des pays du Golfe, ou du Venezuela, du Gabon et d’autres.
Il faut également comprendre la compétitivité des activités productives dans l’économie considérée comme celle du système productif pris dans son ensemble et non d’un certain nombre d’unités de production envisagées par elles-mêmes. Par les biais de la délocalisation ou de la sous-traitance, des multinationales opérant dans les pays du Sud peuvent être à l’origine de la mise en place d’unités de production locales (filiales des transnationales ou autonomes) capables en effet d’exporter sur le marché mondial, ce qui leur vaut la qualification de compétitives dans le langage de l’économie conventionnelle. Ce concept tronqué de compétitivité, qui procède d’une méthode empiriste du premier degré, n’est pas le nôtre. La compétitivité est celle du système productif. Encore faut-il que celui-ci existe, c’est-à-dire que l’économie concernée soit constituée d’établissements productifs et de branches de la production suffisamment interdépendants pour qu’on puisse parler de système. La compétitivité de celui-ci dépend alors de facteurs économiques et sociaux divers, entre autres des niveaux généraux d’éducation et de formation des travailleurs de tous grades comme de l’efficacité de l’ensemble des institutions qui gèrent la politique économique nationale (fiscalité, droit des affaires, droits du travail, crédit, soutiens publics etc.). A son tour le système productif en question ne se réduit pas aux seules industries de transformation productives de biens manufacturés de production et de consommation (mais l’absence de celles-ci annule l’existence même d’un système productif  digne de ce nom), mais intègre la production alimentaire et agricole comme les services exigés pour le fonctionnement normal du système (transports et crédit en particulier).

Un système productif réellement existant peut être néanmoins plus ou moins « avancé ». J’entends par là que l’ensemble de ses activités industrielles doit être qualifié : s’agit-il de productions  « banales » ou de productions technologiques de pointe ? Il est important de situer le pays émergent de ce point de vue : dans quelle mesure est-il en voie de remonter dans l’échelle des valeurs produites ?

Le concept d’émergence implique donc une approche politique et holistique de la question. Un pays n’est émergent que dans la mesure où la logique mise en œuvre par le pouvoir s’assigne l’objectif de construire et de renforcer une économie autocentrée (fut-elle ouverte sur l’extérieur) et d’affirmer par là même sa souveraineté économique nationale. Cet objectif complexe implique alors que l’affirmation de cette souveraineté concerne tous les aspects de la vie économique. En particulier elle implique une politique qui permette de renforcer sa souveraineté alimentaire, comme également sa souveraineté dans le contrôle de ses ressources naturelles et l’accès à celles-ci hors de son territoire. Ces objectifs, multiples et complémentaires, font contraste avec ceux d’un pouvoir compradore qui se contente d’ajuster le modèle de croissance mis en œuvre dans le pays concerné aux exigences du système mondial dominant (« libéral-mondialisé ») et aux possibilités que celui-ci offre.

La définition de l’émergence proposée jusqu’ici ne dit rien concernant la perspective dans laquelle s’inscrit la stratégie politique de l’Etat et de la société concernés : capitalisme, ou socialisme ? Néanmoins cette question ne peut être évacuée du débat, car le choix de cette perspective par les classes dirigeantes produit des effets majeurs positifs ou négatifs du point de vue du succès même de l’émergence. Et sur ce plan je ne dirai pas que seule une option s’inscrivant dans une perspective capitaliste, qui met en œuvre des moyens de nature capitaliste (le contrôle et l’exploitation de la force de travail et une certaine liberté du marché), parce qu’elle serait « réaliste », est appelée à être couronnée de succès. Mais je ne dirai pas non plus que seule une option socialiste radicale qui remet en cause ces formes capitalistes (la propriété, l’organisation du travail, le contrôle du marché) est capable de s’inscrire dans la durée et de faire avancer la société concernée dans le système mondial.

Le rapport entre les politiques d’émergence d’une part et les transformations sociales qui l’accompagnent d’autre part ne dépend pas exclusivement de la cohérence interne des premières, mais également du degré de leur complémentarité (ou de leur conflictualité) avec les secondes. Les luttes sociales – luttes de classes et conflits politiques – ne viennent pas « s’ajuster » à ce que produit la logique du déploiement du projet d’Etat d’émergence ; elles constituent un déterminant de celui-ci. Les expériences en cours illustrent la diversité et les fluctuations de ces rapports. L’émergence est souvent accompagnée d’une aggravation des inégalités. Encore faut-il préciser la nature exacte de celles-ci : inégalités dont ces bénéficiaires sont une minorité infime ou une forte minorité (les classes moyennes) et qui se réalisent dans un cadre qui produit la paupérisation des majorités de travailleurs ou qui, au contraire, s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie de ceux-ci, quand bien même le taux de croissance de la rémunération du travail serait inférieur à celui des revenus des bénéficiaires du système. Autrement dit les politiques mises en œuvre peuvent associer ou pas l’émergence et la paupérisation. L’émergence ne constitue pas un statut définitif et figé qui qualifie le pays concerné ; elle est faite d’étapes successives, les premières préparant avec succès les suivantes ou au contraire engageant dans l’impasse.

De la même manière le rapport entre l’économie émergente et l’économie mondiale est lui-même en transformation constante et s’inscrit dans des perspectives générales différentes, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la souveraineté ou au contraire l’affaiblissent, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la solidarité sociale dans la nation ou au contraire l’affaiblissent. L’émergence n’est donc pas synonyme de croissance des exportations et montée en puissance du pays concerné mesuré de cette manière. Car cette croissance des exportations s’articule sur celle du marché interne à préciser (populaire, des classes moyennes) et la première peut devenir un soutien ou un obstacle à la seconde. La croissance des exportations peut donc affaiblir ou renforcer l’autonomie relative de l’économie émergente concernée dans ses rapports au système mondial.

On ne peut donc pas parler d’émergence en général, ni même de modèles (chinois, indien, brésilien, coréen) également en général. On doit examiner concrètement, pour chaque cas, les étapes successives de l’évolution émergente concernée, identifier leurs points forts et leurs faiblesses, analyser la dynamique du déploiement de leurs contradictions.

L’émergence est un projet politique et pas seulement économique. La mesure de son succès est donc donnée par sa capacité à réduire les moyens par lesquels les centres capitalistes dominants en place
perpétuent leur domination, en dépit des succès économiques des pays émergents mesurés dans les termes de l’économie conventionnelle. J’ai pour ma part défini ces moyens en termes de contrôle par les puissances dominantes du développement technologique, de l’accès aux ressources naturelles, du système financier et monétaire global, des moyens d’information, de la disposition d’armes de destruction massive. Et j’ai soutenu la thèse de l’existence d’un impérialisme collectif de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) qui entend conserver par tous les moyens ses positions privilégiées dans la domination de la planète et interdire aux pays émergents de remettre en question cette domination. J’en ai conclu que les ambitions des pays émergents entrent en conflit avec les objectifs stratégiques de la triade impérialiste, et que la mesure de la violence de ce conflit était donnée par le degré de radicalité des remises en cause par chacun par des pays émergents des privilèges du centre énumérés plus haut.

L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la politique internationale des pays concernés. S’alignent-ils sur la coalition politico-militaire de la triade ?  Acceptent-ils de ce fait les stratégies  mises en œuvre par l’OTAN ? ou au contraire tentent-ils de les contrer ?

Les réflexions qui suivent concernent l’échec des tentatives d’émergence de la Turquie, de l’Iran et de l’Egypte, dans le passé lointain et proche, leur mise en déroute par les interventions des puissances impérialistes et/ou par l’essoufflement de leur capacité de faire face au défi, les concepts des classes dirigeantes en place aujourd’hui qui rendent douteuse la perspective d’une émergence de ces trois pays. Bien entendu ces réflexions se situent dans le cadre conceptuel défini dans les pages précédentes.
Emergence et lumpen développement
Il n’y a pas d’émergence sans une politique d’Etat, assise sur un bloc social confortable qui lui donne légitimité, capable de mettre en œuvre avec cohérence un projet de construction d’un système productif national autocentré et d’en renforcer l’efficacité par des politiques systématiques assurant à la grande majorité des classes populaires la participation aux bénéfices de la croissance.

Aux antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence authentique de cette qualité la soumission unilatérale aux exigences du déploiement du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que j’appellerai un « lumpen-développement ». J’emprunte ici librement le vocable par lequel le regretté André Gunder Frank avait analysé une évolution analogue, mais dans d’autres conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui le lumpen-développement est le produit de la désintégration social accélérée associée au modèle de « développement » (qui de ce fait ne mérite pas son nom) imposé par les monopoles des centres impérialistes aux sociétés des périphéries qu’ils dominent. Il se manifeste par la croissance vertigineuse des activités de survie (la sphère dite informelle), autrement dit par la paupérisation inhérente à la logique unilatérale de l’accumulation du capital.

On remarquera que je n’ai pas qualifié l’émergence de « capitaliste » ou de « socialiste ». Car l’émergence est un processus qui associe dans la complémentarité, mais également la conflictualité, des logiques de gestion capitaliste de l’économie et des logiques « non capitalistes » (donc potentiellement socialistes) de gestion de la société et de la politique.

Parmi ces expériences d’émergence certaines paraissent pleinement mériter la qualification, parce qu’elles ne sont pas associées à des processus de lumpen-développement ; il n’y a pas de paupérisation qui frappe les classes populaires, mais au contraire une progression de leurs conditions de vie, modeste ou plus affirmée. Deux de ces expériences sont visiblement intégralement capitalistes – celles de la Corée et de Taïwan (je ne discuterai pas ici des conditions historiques particulières qui ont permis le succès du déploiement du projet dans ces deux pays). Deux autres héritent du legs des aspirations de révolutions conduites au nom du socialisme – la Chine et le Vietnam. Cuba pourrait intégrer ce groupe s’il parvient à maîtriser les contradictions qu’il traverse actuellement.

Mais on connaît d’autres cas d’émergence qui sont associés au déploiement de processus de lumpen-développement d’une ampleur manifeste. L’Inde en fournit le meilleur exemple. Il y a bien ici des segments de la réalité qui correspondent à ce qu’exige et produit l’émergence. Il y a une politique d’Etat qui favorise le renforcement d’un système productif industriel conséquent, il y a une expansion des classes moyennes qui lui est associée, il y a une progression des capacités technologiques et de l’éducation, il y a une politique internationale capable d’autonomie sur l’échiquier mondial. Mais il y a également pour la grande majorité – les deux tiers de la société – paupérisation accélérée. Nous avons donc affaire à un système hybride qui associe émergence et lumpen-développement. On peut même mettre en relief le rapport de complémentarité entre ces deux faces de la réalité. Je crois, sans suggérer ici une généralisation abusive, que tous les autres cas de pays considérés comme émergents appartiennent à cette famille hybride, qu’il s’agisse du Brésil, de l’Afrique du Sud ou d’autres.

Mais il y a aussi – et c’est le cas de beaucoup d’autres pays du Sud – des situations dans lesquelles des éléments d’émergences ne se dessinent guère tandis que les processus de lumpen-développement occupent à peu près seuls toute la scène de la réalité. Les trois pays considérés ici – Turquie, Iran, Egypte – font partie de ce groupe et c’est la raison pour laquelle je les qualifie de non-émergents, dont les projets d’une émergence possible ont avorté.
Samir Amin
관련기사
- Advertisement -
플랫포옴뉴스